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Objets Dansants Non Identifiés

Texte de Léna Massiani et Katya Montaignac, publié dans Artichaut, novembre 2008.

Février 2006, c’est la Nuit Blanche à Montréal. Entre deux activités, vous assistez à une étrange chorégraphie créée sur mesure pour trois chasse-neiges :


Anatoli Vlassov et Julie Salgues | Chorégraphie pour Chasse-Neige (2006)

Dans l’obscurité, les machines se métamorphosent pour devenir tour à tour animaux, monstres, extra-terrestres et robots. De plus, les véhicules se mêlent aux corps des danseurs sous le regard ébahi et amusé des spectateurs. Le chasse-neige prend alors l’allure d’une créature qui soulève les danseurs et leur offre même une rave party insolite sur le rythme métallique et effréné de son moteur ! Désormais teinté de poésie, votre regard ne sera plus jamais le même face à ces infernales machines qui hantent vos hivers.

1er septembre 2006, vous traversez à la hâte le Carré Saint-Louis. Près de la fontaine, vous tombez sur un couple d’amoureux en train de s’embrasser. Soudés par leur baiser, ils se déplacent et tournent sur eux-mêmes sans se lâcher de la bouche. Ils réalisent même une série de portés ! Un peu plus loin sur votre chemin, vous croisez huit filles installées sur des tabourets pliants. Immobiles, elles sont alignées le long du trottoir. C’est curieux de les voir assises et silencieuses parmi les passants debout et pressés. Vous remarquez un panneau : il s’agit de l’événement The Art (prononcez dehors) produit par La 2e Porte à Gauche.


The Art (prononcez dehors) | 2006 :
Kiss de Sasha Kleinplatz et Andrew Tay + Les Radicaux de Julie Châteauvert

Paris, juillet 2007, une foule de passants s’amasse devant une vingtaine de corps empilés contre un mur. Les gens photographient la scène incongrue à l’aide de leur téléphone cellulaire. À deux pas, deux corps gisent sous un banc, tandis que trois autres s’agglutinent autour d’une pancarte routière à une intersection. Vous vous renseignez et vous apprenez qu’il s’agit d’une « promenade chorégraphique » intitulée Bodies in Urban Spaces organisée par le festival Paris Quartier d’été. Le public est ainsi convié à sillonner la ville suivant un parcours balisé par une série de tableaux statiques composés pour et dans l’espace urbain.


Bodies in Urban Spaces par le chorégraphe autrichien Willi Dorner | 2007
http://www.ciewdorner.at

Le 31 janvier 2008, vous passez par la gare centrale de New York. Quand soudain le monde se fige autour de vous, le « décor » semble pétrifié. Vous vous sentez mal à l’aise, comme dans un cauchemar. Que se passe-t-il ? Le temps semble tout à coup s’être arrêté. Vous vous rendez compte que vous n’êtes pas le seul à bouger. Vous pensez alors à une caméra cachée et vous trouvez ça drôlement bien fait. Plus tard, sur Internet, vous découvrirez qu’il s’agissait d’une des performances du groupe Improv Everywhere.


Frozen Grand Central | Improv Everywhere (2008)
(imité dans de nombreuses villes du monde depuis)

Les performances in situ semblent à la mode. Elles se multiplient en effet dans la plupart des festivals et programmations théâtrales. Pourquoi danser in situ aujourd’hui ? Pourquoi sortir du théâtre et quel est l’intérêt d’investir l’espace public ? Peut-on inscrire une œuvre dans cet espace ? Enfin, comment définir cet engouement de l’artiste (et du chorégraphe) à descendre dans la rue ? 

Il s’agit avant tout d’un acte qui permet à l’artiste de s’affirmer dans l’espace public à travers une mise en acte de sa présence. Et, tel que suggéré par Paul Ardenne dans son ouvrage Un art contextuel, faire acte de présence signifie « habiter le monde, s’y mouvoir et y opérer sans intermédiaire » (Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris : Flammarion, 2002). Investir l’espace public serait donc un moyen pour l’artiste de créer à partir de la réalité, de s’y plonger afin d’établir un lien entre cette réalité et lui. L’artiste s’y glisse donc physiquement pour la travailler, la révéler, la questionner et la modifier. En parlant d’art contextuel, Paul Ardenne considère que l’artiste participe désormais à la réalité dans le but de (re)créer un lien – notamment social – entre l’environnement urbain de la ville et le citadin qui l’habite.

L’artiste « choisit d’investir la réalité d’une façon événementielle » (Ardenne, idem, p. 12) et propose au public un art qui se déroule en temps réel. « Être in situ » signifie ainsi que l’artiste est en mesure de partager son expérience. Nous sommes donc dans l’échange et le dialogue entre l’artiste, le public et l’espace social dans lequel l’œuvre s’inscrit. Créer in situ, danser in situ, module et remodèle alors non seulement l’espace public, mais également l’espace de création et de représentation. La relation entre le spectateur et l’artiste (ou l’œuvre) se transforme, tout comme leurs attentes réciproques.

Photos : Aqui enquanto caminhamos
de Gustavo Ciriaco © José Luiz Neves
et Bodies in Urban Spaces (2007)
conçu par Willi Dorner © Lisa Rastl

Au-delà de l’éveil d’une conscience sociale et politique ancrée dans la réalité du quotidien, l’enjeu de l’art in situ varie selon les dispositifs afin de permettre au public d’agir dans l’instant sur l’action de l’œuvre. Catherine Grout insiste justement sur les qualités d’un art qui est de toute évidence participatif : « Quand nous voyons l’œuvre, elle, avec tout ce qui l’entoure, notre impression ne pourra pas concerner seulement le spectacle, mais aussi le monde et nous inclure ; notre disposition ne sera pas celle d’un face-à-face mais une participation. Si nous voyons l’œuvre avec son contexte urbain dans le même mouvement d’apparition, alors nous nous ressentons comme faisant partie du moment, et non en distance, en train de regarder quelque chose » (C. Grout, Pour une réalité publique de l’art, Paris : L’Harmattan, 2000, p. 36).

Le contexte de l’in situ ouvre ainsi la porte à l’inattendu. Julie Desprairies précise à ce titre qu’au moment de sa représentation, l’œuvre ne lui appartient plus, ce qui lui demande un certain « lâché prise »*, une confiance envers ses danseurs comme envers le public. Le chorégraphe n’est alors plus une instance toute puissante, puisqu’il se trouve, dans le contexte réel, « redescendu » parmi les hommes (loin de la « magie » du spectacle).


Julie Desprairies | Petit vocabulaire danse/architecture (2005)
Interprètes : Barbara Carlotti, Nedjma Merahi, Olivier Renouf

Retour à l’humain, à la réalité, au lien social et au partage, retour à l’expérience collective, telle est la définition de ces objets dansants non identifiés. Alors que de tout temps l’homme a cherché à dépasser ses limites, au-delà du fantasme post-humain, l’artiste semble s’inscrire dorénavant dans le monde plutôt que de tenter de s’en extraire pour le dominer à tout prix, jusqu’à s’effacer au profit d’une expérience qu’il ne maîtrise plus entièrement et qui ne dépend désormais plus seulement de lui. L’homme (et en l’occurrence : l’artiste) deviendrait-il enfin humble ?

(*) Propos tenus par Julie Desprairies, chorégraphe spécialisée en danse in situ, lors d’entretiens réalisés en novembre 2005 par Léna Massiani. http://www.compagniedesprairies.com

Autres réflexions sur la danse in situ...

Reconsidering Public Space
Brittany Duggan, The Dance Current, November 2010

Le spectateur en action, Jeu, # 147 (2), 2013.
Katya Montaignac | Le fantasme de la participation du public

Danseurs et public au cœur de la danse in situ : le seuil d’une rencontre
Léna Massiani, DEMéter [En ligne], Séminaires, Actes, Textes, Séminaire régulier "L'Espace à la jonction des arts", 2012.

Danse in situ : réflexion sur la relation, danseurs, public, site
Léna Massiani, Thèse de doctorat en études et pratiques des arts, UQAM, juin 2011.

Vers une danse « citoyenne » ? (le retour des happenings)
Katya Montaignac, Jeu, # 139 (2), 2011, p. 120-127.

Le public dans l’oeuvre de danse in situ : entre représentation et participation, quelle posture acquiert-il ?
Léna Massiani, Les Plumes [revue.edredon], 2011.

L’espace privé, lieu incarné de l’utopie
Léna Massiani, Revue électronique Agôn, revue des arts de la scène, ENS LSH, Université Lyon 2, décembre 2010.

Danse in situ : Les artistes prennent le large
Léna Massiani, Accents Danse, vol. 1, #2, 2008, p. 16-18.

Danser autrement et danser ailleurs
Katya Montaignac, Jeu, # 129, 2008, p. 144-148.

La danse du spectateur
Katya Montaignac, Jeu, # 125, 2007, p. 122-126.

Kitsou Dubois: danser en apesanteur
Léna Massiani, dpi #10, 2007.

The Art (prononcez dehors) : Les enjeux de la danse "in situ"
Katya Montaignac, blogue de La 2e Porte à Gauche (en 4 parties), 2006.

Rabais sur la danse : danser dans les vitrines...
Katya Montaignac, Jeu, n° 115, (2) 2005, p. 166-171.

Autres textes divers... (archives et notes)


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