Oui, on peut raconter une même histoire de bien des
façons différentes, en écrivant bien sûr, mais aussi
en parlant, en pleurant, en chantant ou même en dansant. Et même
en dansant de façons différentes. De là une proposition
chorégraphique. D’où s’écouleraient les mots sans les dire
le long du corps du fond de l’âme.
Pour Katya Montaignac, « "Raymond",
c’est Raymond Queneau, en hommage aux Exercices de style qui consistent
à relater une même anecdote sous divers registres narratifs.
C’est pourquoi j’ai cherché à écrire une chorégraphie
extrêmement basique, aussi inintéressante que peut l’être
la trame narrative des Exercices. Dans l’œuvre de Queneau, ce
n’est plus l’histoire ni son contenu qui importe mais la façon de la
raconter. Raymond suit un principe identique : une série
d’individus interprète successivement, en solo, une même structure
chorégraphique. L’intérêt est que chacun investisse le
solo en fonction de sa personnalité et choisisse ses propres partis
pris esthétiques ainsi que son environnement sonore. C’est pourquoi,
outre une variation sur le même thème, Raymond présente
une série de portraits ».
C’est ainsi que nous vîmes se succéder sur
scène un certain nombre d’« individus », danseurs
amateurs ou professionnels, tous venus raconter la même « histoire »
chorégraphique selon leur propre rythme, leur propre émotion,
leur propre sensualité. Chacun offrant courageusement au public rien
de moins que sa personnalité. L’ouverture du spectacle fut faite ce
soir-là par le Docteur Lydia
Schenker, médecin psychiatre, qui avait choisi comme « environnement
sonore » une cassette de entretiens de Jacques Lacan et Marcel
Czermak sur France-Culture. Tour à tour s'exprimèrent Maud
Legueult, professeur de danse contemporaine, Marianne
Miel, « polyvalente et prêt à tout »,
Coralie Bougier,
« Bretonne », Leslie
Cottreel, dentiste, Alaa Szendy-El-Kurdi, assistante de recherche à
l’ESSEC, Valentin
Ferenczi, mathématicien, et bien d’autres, sur des musiques aussi
variées que celles de Nat King Cole, Bela Bartok, Leonard Cohen, NTM
ou Jean-Sébastien Bach… Chacun dressant son autoportrait en graçon
manqué, sportive, rêveur, féline, ou danseur classique.
Tous les âges sont représentés dans la troupe, du retraité
Michel Potier
à l'élève de CM1 Cyrine, qui aime se dépeindre en Zazie. Après la série
de portraits, un final qui réunit sur scène tous les protagonistes
pour une répétition simultanée de leur interprétation
donne l’image d'une société cacophonique, où chacun cohabiterait
tout en restant enfermé dans l’univers qui est le sien. Ce(s) dernier(s)
« solo(s) » prend (ou prennent) une tournure apocalyptique.
Katya Montaignac avoue qu’elle voulait au départ
réaliser son spectacle seulement avec des danseurs amateurs, pensant
à tort, selon nous que la technique des professionnels
serait un frein au dévoilement de leur personnalité. Est-ce
à dire qu’un artiste accompli ne transcende pas la technique pour s’exprimer ?
Que le travail du style est un frein à l’expression ? En tout
cas, cette idée que le "métier" nuit à la fraîcheur
de l’art est pour le coup bien peu quenienne. Et c’est encore un euphémisme
que de dire que Queneau se souciait peu de dévoiler sa personnalité.
Aussi bien tous les styles des Exercices sont-ils fourbis par le seul et même
auteur, dont ils constituent une série de masques successifs. Mais
l’hommage a ses limite et si Katya Montaignac, pour qui la spontanéité
de l’expression semble une valeur, s’est bel et bien inspirée de Queneau,
ses intentions n'étaient visiblement pas les mêmes que celles
du futur fondateur de l'Oulipo. Or, si l’on considère le projet pour
lui-même, on ne peut que saluer l’idée astucieuse, le caractère
inventif et expérimental, la forte personnalité de cette jeune
compagnie créée en 1995 par le chorégraphe Vincent
Lahache, l’originalité du spectacle enfin, qui, de quelque manière
que ce soit, surprend et force à une réflexion sur l’expression
artistique.
La formule est modulable et le spectacle a une durée
variable selon le nombre d’interprètes. C’est au théâtre
Clavel, à Belleville, dans une petite salle d’une centaine de places,
toutes occupées, que nous avons vu le spectacle de la
compagnie La Gorgone. Depuis, elle l’a repris plus
de quinze fois et le nombre d’interprètes a atteint trente
personnes. Espérons qu’elle le reprenne encore souvent.